Stéphane Hagues : L’expérience du numérique en tant que personne aveugle
Ce témoignage a pour but de sensibiliser à l’accessibilité numérique, grâce à un retour d’expérience d’une personne aveugle.
Pour permettre une compréhension plus fine des besoins liés à un handicap visuel.
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je m’appelle Stéphane Hagues.
Je suis aveugle de naissance.
J’ai été scolarisé au centre pour malvoyants Normandie Lorraine.
Avant, nous ne parlions pas de malvoyant, mais d’amblyopes. Les mots changent.
J’ai été le premier aveugle à rejoindre ce centre.
Je suis parti de ce centre dès la classe de 6ème car les professeurs du collège ne connaissaient pas le braille.
Je suis donc allé à Paris où j’ai rejoint l’Institut National des Jeunes Aveugles, avant de retourner en Normandie pour continuer la suite de mes études.
Après mon bac, j’ai fait une école de radio et travaillé dans la radio libre pendant une dizaine d’années.
Ma passion depuis de nombreuses années est la musique.
Je suis un DJ passionné.

J’ai également un Bac +6 en anglais.
Je souhaitais passer l’agrégation, mais je n’ai pas pu à cause des discriminations sur mon handicap.
En effet, les interlocuteurs américains comme anglais ont refusé de faire l’échange traditionnel à effectuer avant l’agrégation.
Ces échanges n’ont également pas été encouragés par l’université de Rouen.
Pourquoi vous êtes-vous tourné vers l’informatique ?
La numérisation des livres nécessaire à mes études, additionnée à la discrimination m’a amené à me détourner de ma vocation première pour me diriger vers l’informatique.
L’informatique était en grand essor.
C’était dans les années 90.
J’ai commencé dans ce domaine avec un ami ingénieur qui m’a donné les bases pour ensuite continuer en autodidacte.
Pendant plusieurs années, j’ai scanné des magazines spécialisés en informatique que je souhaitais lire, tels que les magazines « PC expert ».
Ces scans m’ont permis d’avoir la retranscription sonore des textes.

Mon travail acharné et ma passion m’ont permis d’acquérir des compétences solides et de faire de l’informatique mon expertise.
J’ai alors été embauché pour mes connaissances chez CECIAA.
CECIAA est une entreprise engagée dans l’intégration des personnes déficientes visuelles.
J’ai commencé par réaliser de nombreux voyages en France, afin de faire découvrir un système de feu sonore pour l’accessibilité des voiries.
Il s’agit d’ailleurs du système actuel utilisé entre autres pour les feux sonores.

Puis j’ai ensuite réalisé :
- des travaux de traduction
- du support technique
- des démonstrations de matériel adapté
- des formations en bureautique (Word, Excel, plage Braille, JAWS, etc.)
- de la veille sur l’accessibilité et le HTML
J’ai aussi contribué à la deuxième version du site de CECIAA et à l’adaptation des scripts d’installation pour JAWS.
J’ai ensuite évolué professionnellement.
J’ai suivi des formations d’administrateur réseau avec des compétences variées telles que :
- Active Directory
- SQL
- Linux
- Unix
- PHP
- JavaScript
- etc.
J’ai également obtenu 3 certifications Microsoft, notamment en négociant un temps supplémentaire en raison de mon handicap.
J’ai obtenu la distinction MVP (most valuable professional) par Microsoft, pendant environ 5 ou 6 ans consécutifs. Cette distinction reconnait les acteurs de la communauté Microsoft pour leurs participations aux forums utilisateurs afin de résoudre des problématiques et apporter une expertise à propos de sujets pointus.
Je suis parti de CECIAA en 2006 et je suis devenu professeur de bureautique à l’Institut National des Jeunes Aveugles.
J’ai décidé de quitter l’enseignement en juin 2023.
Quels sont vos objectifs actuels ?
Je suis actuellement à mon compte pour fournir des formations dans le domaine de la bureautique et du conseil en accessibilité numérique.
Vous pouvez me contacter par mail à l’adresse stephane.hagues@gmail.com
Pouvez-vous nous parler de votre rapport au numérique ?
En tant que passionné de technologie, je suis souvent qualifié de geek, bien que je remette parfois en question cette étiquette.
J’utilise quotidiennement la bureautique et le numérique.
J’utilise Windows, et je possède un iPhone.
Mon parcours informatique remonte à mes premiers pas sous DOS 5 avec les fameuses lignes de commande.
C’était une époque où les interfaces utilisateur étaient bien moins conviviales qu’aujourd’hui.

J’ai utilisé différentes versions de Windows, de Windows 3.11 à aujourd’hui, sur Windows 11.
Ainsi que toutes les versions de JAWS.
Chaque nouvelle itération apportant son lot de fonctionnalités et d’améliorations.
L’avènement d’Internet dans les années 1994-1995 a transformé ma relation avec la technologie. D’un coup, le monde entier était accessible depuis mon ordinateur, ouvrant ainsi un univers de connaissances, de divertissements et de possibilités.
Aujourd’hui, j’utilise le web pour beaucoup de choses.
Comme tout le monde.
Par exemple pour aller sur :
- Des sites marchands
- Faire ma déclaration d’impôt
- Consulter et effectuer des virements bancaires
- Consulter les horaires des transports en commun
- Etc.
L’utilisation du numérique permet aux personnes aveugles de ne plus être prises en charge de A à Z et d’être relativement autonomes.
Par exemple, je suis autoentrepreneur et j’utilise une application de gestion qui est accessible et que j’affectionne. Elle s’appelle Gestion ME, cette application est disponible sur Mac et iPhone.
Quels sont les défis de l’accessibilité numérique ?
L’accessibilité numérique reste un domaine en constante évolution, mais des défis persistants demeurent et évoluent trop lentement.
L’accessibilité, ce n’est pas seulement le web.
C’est aussi l’accessibilité au quotidien.
Par exemple, les distributeurs automatiques (tel qu’un distributeur de billets de banque ou de transport) ainsi que les écrans tactiles et les appareils connectés posent encore de sérieux problèmes d’utilisation pour les personnes aveugles.

Les modifications fréquentes des interfaces sont également une source de frustration.
Chaque changement impose un réapprentissage, ce qui peut être contraignant et épuisant.
Bien que cela puisse parfois améliorer l’accessibilité, cela peut aussi altérer la structure familière d’un site ou d’une application.
Il faut aussi dire que généralement les lecteurs d’écran ont un petit peu de retard sur les technologies employées, ce qui fait que nous ne sommes jamais totalement en phase avec les nouvelles technologies malgré la mise à jour de ces aides techniques.
Je trouve qu’aujourd’hui, il faut être sacrément expert et patient pour pouvoir correctement accéder à l’information web.
Il faut garder en tête que le premier souhait d’une personne est que cela fonctionne.
Nous ne pouvons pas imposer aux personnes utilisant un lecteurs d’écran de devoir être spécialistes en informatique pour accéder à un site web ou une application.
Il faut savoir qu’en fonction des navigateurs web et en fonction des lecteurs d’écran, les pages web seront interprétées différemment.
En cas de difficultés dans la lecture d’une page web, il faut pratiquement avoir JAWS et NVDA utilisés avec Edge, Chrome et Firefox afin d’effectuer des tests pour voir quelle combinaison produit les meilleurs résultats et pour s’assurer d’accéder à toutes les informations.
Ce n’est pas normal.
Il est essentiel de promouvoir une accessibilité universelle qui ne nécessite pas d’expertise informatique.
L’accessibilité doit être intégrée dans divers contextes quotidiens, bien au-delà du simple cadre du web.
Quelles sont vos préférences d’utilisation ?
Je tends à préférer les applications mobiles en raison de leur légèreté et de leurs interfaces sobres lorsque celles-ci sont bien conçues.
Les interfaces complexes de certaines applications me déçoivent énormément.
Même si je comprends les motifs de conception, ce que j’attends avant tout, c’est que l’interface soit accessible et utilisable.
Les interfaces mal conçues peuvent causer des difficultés, même pour une personne expérimentée comme moi.
La simplicité et la fonctionnalité sont essentielles pour que je puisse utiliser les outils numériques de manière optimale.
Comment naviguez-vous sur le web ?
J’utilise différentes méthodes de navigation en fonction du contexte.
- Sur les sites que je connais : je navigue d’en-tête en en-tête pour trouver rapidement l’information recherchée.
- Sur les sites que je ne connais pas bien : j’explore la page dans son ensemble pour comprendre sa structure et ses composants.
Je n’utilise pas spécialement les régions d’une page web (en-tête, zone de contenu principale, zones complémentaires, etc.).
Je préfère utiliser des éléments comme :
- les titres
- les listes
- les zones d’édition
- les cases à cocher
- les boutons radio
- les cadres
- les tableaux
- etc.
Attention, ceci n’est qu’une habitude de travail qui m’est personnelle.
Chaque personne peut avoir des habitudes de navigation différentes.
J’apprécie lorsque les titres de section suivent une hiérarchie logique.
Cela rend ainsi plus simple la compréhension de la structure de la page.
Je n’apprécie pas :
- une disposition anarchique des titres, avec des niveaux qui sautent, car cela rend la navigation plus complexe
- l’utilisation de titres liens sans contenu réel et les balises
<hn>
pour leur mise en forme visuelle sont particulièrement irritants - Les listes d’autosuggestions posent également des problèmes d’accessibilité
La formation au lecteur d’écran est-elle importante ?
Oui, elle est très importante.
Mon expérience en tant que professeur et formateur m’ont permis de constater que la formation au lecteur d’écran est cruciale.
Il est nécessaire de prévoir, à raison d’une heure par semaine, 6 à 7 mois de formation bureautique en moyenne pour être à l’aise sur internet.
Il est également important de se former à l’utilisation du smartphone avec un lecteur d’écran, car il existe une gestuelle spécifique pour accéder à l’information plus facilement grâce à des commandes particulières.
Il est important de garder en tête que les profils des utilisateurs et utilisatrices sont très variés.
Notamment en fonction :
- Du vécu.
Par exemple, ces personnes ont-elles été aveugles de naissance ou le sont-elles devenues au cours de leur vie ? - Des capacités de représentation spatiale, d’abstraction et de raisonnement logique.
Par exemple, l’interface de Windows XP était plus simple que celle de Windows 11 car elle était épurée. Aujourd’hui, en raison de sa complexité, des capacités particulières sont requises pour les personnes utilisant des lecteurs d’écran. - Des capacités de mémorisation.
Par exemple, pour retenir la gestuelle des commandes sur smartphone et les nombreux raccourcis des lecteurs d’écrans.
Il ne faut pas confondre un utilisateur expert en informatique avec un utilisateur typique.
Quelle est l’importance du braille pour vous ?

Je pratique activement le braille et je le considère comme essentiel.
Je suis inquiet face à la diminution de son importance dans les instituts, due aux politiques éducatives actuelles qui favorisent l’oralité au détriment du braille.
Pour moi, la synthèse vocale seule ne suffit pas.
Le braille est essentiel pour des lectures nécessitant une concentration profonde.
Pourquoi limiter une personne déficiente visuelle à l’oralité ?
Quelles sont vos réflexions sur les termes « handicap » et « en situation de handicap » ?
Je réfléchis souvent aux termes utilisés pour décrire les personnes aveugles.
L’utilisation de termes comme « en situation de handicap » me laisse perplexe.
Il est important de reconnaître la différence et d’accepter le terme « handicap » sans le considérer comme négatif.
Certains individus pensent encore que les personnes aveugles ne peuvent pas :
- travailler
- sortir seules
- lire ou écrire
Il y a un véritable problème culturel dans la société en matière de perception du handicap.
Il est crucial de changer ces perceptions pour améliorer l’inclusion et l’acceptation.
Votre conclusion ?
En tant que personne aveugle, le numérique montre à quel point les défis et les opportunités peuvent être nombreux.
J’espère que mon témoignage souligne l’importance de l’accessibilité numérique et l’impact positif qu’elle peut avoir sur nos vies.
Bien que des progrès notables vers une plus grande autonomie soient reconnus, les difficultés sont persistantes. L’accessibilité numérique doit rester une priorité pour garantir une véritable inclusion.
Nous devons continuer à œuvrer pour un monde numérique plus inclusif, où chacune et chacun peut participer pleinement et sereinement.

Article publié par
Élisa GrederConsultante experte en accessibilité numérique